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En Californie, Grat était toujours en prison. Avec une aide considérable de la part de mon frère Bill, il avait rédigé plusieurs comptes-rendus sur les mauvais traitements et les vexations qu’il avait subis durant son incarcération, et qui avaient été publiés dans le San Francisco Examiner. Et c’est en parcourant les dernières pages de ce même journal qu’il remarqua deux courts articles faisant état d’une attaque de train le 15 septembre, à Leliaetta, dans le territoire de l’Oklahoma, ainsi que d’une seconde le 16, à Ceres, en Californie, à trois cent vingt kilomètres de Visalia.

Nous n’étions bien sûr pour rien dans celle de Ceres. Un cheminot de la Southern Pacific du nom de John Sontag avait été victime d’un accident du travail assez grave, mais la compagnie ferroviaire avait refusé de le dédommager. Sontag s’était donc associé avec un certain Chris Evans et, ensemble, ils s’étaient livrés à plusieurs petits coups de main dans tout l’État. À mon avis, c’étaient aussi eux les auteurs de l’attaque d’Alila, dont on avait fait porter le chapeau à Grat et à Bill. En tout cas, pour Ceres, je suis catégorique. Mais les Dalton étaient célèbres à l’époque et on nous attribuait pratiquement tous les méfaits commis dans les quarante-quatre États de l’Union.

Grat replia le quotidien à la page des réclames, qui vantaient des costumes à dix dollars « façonnés à partir d’une honnête pièce de cashmere ». Dans l’allée entre les cellules, un détenu chargé du ménage poussait avec un balai à franges un seau à roulettes qui clapotait. C’était un colosse noir aux gestes lents, affligé d’un mal de dos incurable à force de cueillir du coton à Sarepta en Louisiane. Il s’arrêta devant Grat et l’interpella :

« T’es au courant que la volaille vient encore d’alpaguer ton frangin Bill, histoire de lui poser des questions sur ces attaques de trains ? »

Grat se lécha le pouce et tourna la page du journal ; soudain, il avisa une lame de scie à métaux sous le pied de son interlocuteur. Il la dissimula dans la couture intérieure de son pantalon pendant que l’autre rajustait la languette de ses chaussures montantes.

« Pas la peine de me remercier, lâcha le Noir. J’ai été payé. »

Il s’éloigna en tirant derrière lui son balai, qui laissa une traînée humide sur le sol, et disparut.

Les évasions n’étaient pas très difficiles en ce temps-là. Mon frère sciait ses barreaux pendant la nuit, puis maquillait les dégâts avec du noir de fumée et du savon. Le dimanche 18 septembre au soir, après le dîner, trois jours avant que sa sentence soit prononcée, Grat Dalton fit sauter quatre des barreaux de sa fenêtre, qui tombèrent dehors dans le gravier avec un « bong », il escalada son lit et se coula dehors ; deux autres prisonniers quittèrent leurs cellules à sa suite et atterrirent dans la poussière derrière lui.

Ils volèrent devant une église baptiste un boghei léger tiré par un attelage de chevaux gris assez robustes pour tirer un chariot à bière. À Goshen, les deux compagnons de Grat embarquèrent clandestinement à bord d’un train de marchandises, tandis que mon frère effectuait une quinzaine de kilomètres supplémentaires jusqu’au ranch d’un joueur professionnel de sa connaissance, un dénommé Middleton. Ledit Middleton était un type édenté qui portait constamment la même chemise blanche qu’il lavait une fois par semaine. Il offrit à Grat un matelas pour la nuit et alla abandonner le boghei et les chevaux à Tulare pour entraîner les détectives sur une fausse piste, puis prêta à mon frère un cheval Appaloosa, une tente en toile et la moitié de sa penderie. Enfin, il lui dessina une carte des contreforts de la sierra au-dessus de la ville de Sanger.

« Je te rejoindrai là-bas dans une semaine avec du tabac et de la viande fraîche, lui déclara Middleton. Il se peut qu’un autre évadé du nom de Riley Dean y soit déjà. Tu as du pèze pour la bouffe ?

— Il devrait y avoir un chèque qui m’attend à Visalia.

— D’accord. Plante le camp dans ce coin-là…

— À l’endroit de la croix.

— Histoire que je puisse te retrouver. »

Grat rangea la carte pliée dans sa chemise en flanelle bleue, qui était imprégnée de l’odeur grasse comme du bacon du rancher, se vissa sur la tête un chapeau gris au sommet arrondi et signifia à l’Appaloosa de se mettre en marche d’un coup de rênes.

Une fois mon frère parti, Middleton se rendit à Visalia pour y lire les avis de recherche et encaisser le chèque de cinquante dollars envoyé poste restante par Eugenia Moore à l’intention de Grat. Middleton s’en servit pour acheter un bureau pourvu de douze tiroirs et de trois compartiments secrets, puis il frappa à la vitre du bureau du shérif du comté de Tulare. Un adjoint se retourna sur sa chaise et Middleton ouvrit la porte.

« Je me demandais si vous et moi, on pourrait causer », commença-t-il.

Mais Grattan était plus futé que la plupart des gens le croyaient. Mon frère et sa monture s’élevèrent dans l’air ténu par une piste cavalière sinueuse qui obligeait Grat à se baisser pour passer sous de hauts séquoias, les pans d’une veste en grosse laine à carreaux serrés sur la poitrine, un fusil simple action au creux des bras. Il déchira la carte, en dispersa les morceaux et prit à droite et non à gauche comme indiqué.

« Qu’est-ce que cet imbécile t’a fait aux poumons, mon cheval ? grommela-t-il. Tu souffles comme une locomotive. »

L’après-midi, Grat dormait sur le sol noir et les aiguilles de pin ou pêchait la truite dans un torrent tumultueux si glacial qu’il avait mal aux sinus quand il y buvait. Il se tailla des fourchettes et des cuillères en bois vert qu’il durcit au-dessus du feu. Il collectionnait dans une boîte de bicarbonate de soude toute neuve des pierres qui, à ses yeux, ressemblaient à des animaux  – un lion, une pie, une tête de bison. La nuit, étendu à l’intérieur de la tente, les mains derrière la tête, il observait la fumée de ses cigarettes qui montait et s’étalait contre la toile, ou déboutonnait son pantalon en imaginant des femmes plantureuses puis laissait son sperme sécher sur son estomac.

Il se faisait frire un écureuil en guise de petit déjeuner un matin lorsqu’il vit une levrette tout en côtes et en queue s’avancer en tapinois entre les arbres. Grat lui lança un bout d’écureuil dans la poussière et la chienne se précipita dessus ; elle engloutit un biscuit après l’avoir cassé en deux, s’étouffa avec et Grat lui versa de l’eau dans son chapeau. Riley Dean, l’autre fugitif, apparut entre les troncs, vêtu d’une chemise et d’un pantalon déchiré, une grande branche à la main.

« Je vois que vous avez déjà fait connaissance, commenta-t-il. Vous auriez de quoi manger ? Je ne me nourris que de chauves-souris des cavernes et elles me pèsent sur l’estomac comme des presse-papiers en verre. »

Mon frère et Dean Riley se cachèrent ensemble jusqu’à ce que surviennent les pluies d’hiver californiennes qui, à cette altitude-là, se condensaient en neige. Au mépris des éléments, des escarpements et des à-pics, un détachement se fondant sur les renseignements fournis par Middleton entreprit l’ascension de Mill Creek Canyon pour capturer les deux dangereux fuyards. Ils surprirent Dean alors que celui-ci se frayait un passage à travers des congères en chemise et en pantalon. Grat et la levrette étaient à la recherche d’un petit miroir de poche que mon frère avait fait tomber quand la chienne leva la tête et gémit. Grat se redressa, épousseta la neige qu’il avait sur les genoux et discerna le grincement d’un chariot ainsi que la respiration rauque et sifflante de trop nombreux chevaux ; il regagna la tente tandis que la levrette lui jetait un regard, puis fixait l’origine du bruit en contrebas en grondant, le poil hérissé. Grat enveloppa ses habits dans une chemise et fourra les provisions qu’il avait dans les poches et les manches de sa veste en grosse laine. Le temps qu’il ramasse sa gourde et son fusil, la levrette aboyait de toutes ses forces et mon frère décampa en direction d’une ravine enneigée en bondissant par-dessus des broussailles et des souches couronnées de neige. Il entendit la chienne réitérer encore et encore son propos aux chevaux et s’allongea à plat ventre dans la neige, à travers laquelle pointait une herbe jaune. Le vent faisait s’entrechoquer les branches des trembles ; un oiseau déplia ses ailes dans le bleu du ciel et plana dans le vert des pins. Mon frère aperçut les pattes veinées de quarter horses rouans, puis reconnut le bruit des ressorts de suspension d’un chariot et d’autres chevaux qui dérapaient sur les pierres dans la montée.

La chienne les invectivait au milieu des cendres blanches du feu. Riley Dean était ligoté et bâillonné à l’arrière du chariot. Un adjoint du shérif et six autres types à chapeau melon ne tardèrent pas à encercler la tente avec des fusils et des carabines qu’ils cramponnaient à deux mains comme si leurs armes étaient anormalement lourdes.

« On te tient, Dalton, cria l’adjoint. Sors de là les mains en l’air. »

Grat s’installa profondément dans la neige, à l’abri des ramures d’un chêne et contempla les représentants de la loi en vestes sombres et manteaux de fourrure, le bas du pantalon enfoncé dans des bottes en caoutchouc. Un jeune homme à moustache avec un long cache-nez déchargea son fusil de chasse sur le rabat de toile de la tente, puis un second coup partit et tous ouvrirent le feu. Les piquets cédèrent, la toile claqua sous la grêle d’impacts et la fumée des armes se répandit entre les arbres. À la pétarade succéda le silence et Grat dévala le flanc schisteux de la montagne en traînant ses affaires derrière lui dans la neige. La chienne s’élança sur ses talons et un adjoint du shérif avec une cravate ficelle se campa au sommet de la pente pour tirer sur la levrette et les bribes de veste à carreaux qu’il entr’apercevait. Grat traversa avec fracas un roncier alourdi par la neige, louvoya entre les troncs et, après avoir franchi en pataugeant un torrent scintillant, s’assit dans la boue de la berge et leva les yeux. Les feuilles des trembles se ratatinaient à cause de la fumée et les hommes du détachement canardaient dans tous les sens. Puis ils durent se décourager, car ils cessèrent et Grat ne les revit plus jamais.

La chienne fit son apparition de l’autre côté du cours d’eau en boitant. Une balle lui avait mutilé la patte avant droite. Du sang lui avait giclé sur le museau.

« Reste là, tu piges ? Me suis pas. Pas bouger. »

La levrette s’assit dans la neige et lécha son propre sang. Grat confectionna des bandoulières pour son fusil et sa gourde, puis parcourut vingt-neuf kilomètres dans des bottes glacées et trempées à travers les frémontias, les pieds-d’alouette et les rais de lumière verticaux jusqu’à ce qu’il parvienne à une ferme située au fond d’Harmon Valley, où un homme du nom de Judd Elwood, avec un collier de barbe, pelait au-dessus d’un sac en papier une pomme à la peau brune, adossé au piquet d’une clôture. Des traits reliaient son attelage de deux chevaux à une lourde chaîne de débardage attachée autour d’un séquoia ébranché à la hache. Elwood se retourna lorsqu’il entendit Grat émerger de la forêt tel un homme des montagnes, avec sa veste et sa barbe qui se confondaient, son large chapeau enfoncé sur la tête et son fusil en travers du bras.

« Est-ce qu’un détachement a fait halte ici l’autre nuit ? » se renseigna Grat.

Le fermier s’accroupit dans la neige et lança un regard en direction de sa hache, toujours plantée dans l’arbre.

« Je suppose que c’était après vous qu’ils en avaient, déduisit-il.

— Dételle tes chevaux et enlève le harnais de celui qui est le plus près », répliqua Grat.

Elwood grommela, laissa retomber sa pomme dans le sac en papier et fit ce qu’on lui demandait. Mon frère vola ensuite un sac de jute gelé dans la remise de la ferme et des bocaux de conserves dans le cellier. De la poussière s’exhala du sac quand Grat y déversa le fruit de ses rapines.

Afin d’en apprendre plus sur sa situation, de Merced, Grat rallia Tulare par une piste de terre aujourd’hui goudronnée et connue sous le nom de Highway 99, sur laquelle des coupés Chevrolet noirs roulent à cinquante-cinq kilomètres-heure. Il puait comme un putois, il avait la tignasse embroussaillée et sa barbe hirsute était parsemée de graines jaunes, de sorte qu’il pouvait arpenter les trottoirs en planches de Tulare avec un imperméable par-dessus sa veste de grosse laine sans risquer d’être reconnu par quiconque, hormis un membre de sa famille. Même les shérifs s’écartaient de son chemin.

Cette après-midi-là, un gosse courut jusqu’à lui et lui remit un mot lui enjoignant de se présenter le soir même à l’arrière d’un hôtel bleu. Il y découvrit un cheval indien dont les sacoches étaient bourrées de biscuits et de bœuf séché ; trois gourdes étaient suspendues à la corne de la selle. Grat leva les yeux vers une fenêtre du premier étage et adressa un signe de tête à mon frère Bill qui était assis à côté d’une lampe à pétrole.

Grat pourvut sa monture de fers épais à Bakersfield, la capitale des cow-boys, puis s’engagea sur la piste de Tehachapi qui le mena à Barstow et au désert des Mojaves, puis, de là, il poursuivit sa route jusqu’à Needles avant de traverser l’Arizona, le Nouveau-Mexique et le Texas, dormant l’après-midi dans des grottes ou dans l’ombre tarabiscotée de mesquites ou d’arbres de Josué, se nourrissant de lézards des palissades, de salamandres ou de pécaris bien gras et buvant de l’eau sulfureuse. À l’exception des buissons de soude roulante, des carcasses d’animaux et des montagnes mauves au loin, le paysage était aussi dénudé qu’un tapis élimé. Grat distinguait la fumée de feux hopis ou navajos à vingt-cinq kilomètres de distance, mais le temps qu’il arrive sur place, les pierres du foyer étaient froides, les huttes de branchages vides et des chiens de trait hargneux lui aboyaient après et faisaient mine d’attaquer son cheval. Des moutons le regardaient passer la nuit, tassé sur sa selle ; des serpents à sonnette se détendaient pour mordre ses étriers, puis se réfugiaient en ondulant dans des buissons d’armoise ; de petites tarentules s’aventuraient sur son visage pour s’abreuver au coin de ses yeux dans son sommeil.

Il perdit quatorze kilos, s’arracha une dent douloureuse à l’aide d’une fourchette, se fit des ampoules au talon jusqu’à l’os, au point de vider du sang de ses bottes lorsqu’il les retirait. J’imagine que la solitude lui esquinta un rien le cerveau, parce qu’il s’inventa un cow-boy du nom de Dangerous Dan qui chevauchait apparemment une mule albinos, capable d’attraper des tourterelles à main nue et qui lui ouvrit les yeux à propos des chemins de fer et de la manière de leur rendre la monnaie de leur pièce. « Ce vieux Dan, il était de bonne compagnie », me confia Grat. Son voyage de la Californie à l’Arizona lui prit cent sept jours.

Le sang des Dalton
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